Un Fonds de Réserves Spéciales fort alléchant
Un Fonds de Réserves Spéciales fort alléchant
La récente publication du Bulletin de la Banque de Maurice pour le mois de décembre 2019 est venue raviver les discussions relatives à l’utilisation, à hauteur de 18 milliards de roupies, de son Fonds de Réserves Spéciales pour aider le Trésor Public à rembourser une partie de la dette du secteur public. C’est ainsi que ce Fonds de réserves spéciales a, d’un mois à l’autre, chuté de 25,8 à 7,8 milliards de roupies. Dans les lignes qui suivent, on commencera par expliquer la provenance de ce Fonds, puis on verra comment la mise à disposition de ce Fonds a évolué depuis une quinzaine d’années, et on sera alors en mesure de juger si l’affectation d’une partie de son contenu au remboursement de la dette publique comporte des risques ou non.
Vue d’ensemble du bilan
Mais, pour avoir une vie d’ensemble des effets immédiats sur la capacité financière de la Banque de Maurice, commençons par constater, à l’aide du tableau ci-joint, comment ce transfert a impacté son bilan au 31 décembre 2019, soit après le transfert de la somme de 18 milliards au Trésor Public. La valeur brute des actifs est quasiment inchangée à 276 milliards, en chiffres ronds. Ceci indique que le transfert par la Banque Centrale n’a pas été puisé de ses investissements.
Par contre, et toujours en chiffres ronds, le passif grimpe de 238,9 à 255,4 milliards, hausse résultant de montants additionnels placés à la Banque de Maurice par le Gouvernement (5 milliards) et les banques commerciales (7 milliards), ainsi que par une augmentation de la monnaie en circulation (5 milliards). Vraisemblablement, le transfert a eu lieu par le truchement d’une prise en charge, par la banque centrale, de la somme à verser aux créanciers concernés.
Banque de Maurice
Bilan comparatif avant et après le transfert de 18 milliards en décembre 2019
(en milliards de roupies)
|
Novembre 2019 |
Décembre 2019 |
|
Novembre 2019 |
Décembre 2019 |
Actif |
275,8 |
276,0 |
Capital |
2,0 |
2,0 |
Passif |
238,9 |
255,4 |
Réserves Ordinaires |
9,1 |
10,8
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Réserves spéciales |
25,8 |
7,8 |
Actif net |
36,9 |
20,6 |
Total Capital et Réserves |
36,9 |
20,6 |
L’actif net chute de 36,9 à 20,6 milliards de roupies Cet actif net correspondait, à la fin de novembre 2019, à un capital initial de la Banque égal à 2 milliards, auquel s’ajoutaient des réserves de 34,9 milliards. A la fin de décembre, ces réserves étaient réduites à 18,6 milliards.
La constitution du Fonds de Réserves Spéciales
Pourquoi les réserves de ce Fonds sont-elles libellées comme étant spéciales ? C’est parce que celles-ci sont issues des écritures comptables provenant des variations du prix de l’or et des devises internationales (dollar US, Euros,…) ainsi que des valeurs mobilières cotées sur les marchés internationaux, le tout constituant le portefeuille d’investissement de la Banque de Maurice. Par exemple, au 30 juin 2019, ces réserves étrangères se chiffraient à quelque 253,4 milliards.
De par leur nature, ces réserves sont volatiles, c’est-à-dire que leurs valeurs changent de jour en jour, si ce n’est d’heure en heure, selon les signaux envoyés par les multiples bourses de valeurs à travers le monde. Selon les principes comptables observés de par le monde, le bilan de la Banque de Maurice doit, à tout moment et obligatoirement lors de sa publication, refléter les valeurs correspondantes et à jour de ces réserves.
C’est dire qu’elles peuvent s’accroitre ou décroitre, au gré des mouvements sur les marchés internationaux des valeurs et des devises. C’est pourquoi la contrepartie de ces valeurs immobilières ainsi que de l’or détenu par la Banque est maintenue dans un Fonds de réserves spéciales, plutôt que d’être libellée, soit comme un gain, en cas de hausse des valeurs, soit comme une perte, en cas de baisse des valeurs.
A quelles fins utiliser ce Fonds ?
On sait que les normes de prudence comptable insistent que ce Fonds soit tenu séparé des autres réserves, notamment celles provenant des bénéfices réalisés par la Banque, lesquels sont d’ailleurs versés, à hauteur de 85%, au Trésor Public, et ce en accord avec les dispositions légales. Il semblerait qu’au moment où le Bank of Mauritius Act d’origine, celui de 1964, a été ré écrit et modernisé en 2006, l’usage qu’on pourrait faire de ce Fonds de réserves spéciales a échappé à l’attention des rédacteurs-et de la classe politique ! A moins que ceux-là n’aient considéré ce Fonds de réserves spéciales comme une sauvegarde, un rempart, une manière de renforcer la solidité financière de la banque centrale du pays.
Mais comme tout espace vide finit par se remplir, le Fonds de réserves spéciales n’allait pas tarder à attirer les regards !
- En 2011, la loi est modifiée pour permettre que ce Fonds puisse être converti en capital de la Banque, ce qui libèrerait le Trésor Public d’avoir à puiser de ses maigres fonds pour renflouer la Banque de Maurice , si celle-ci arrivait à perdre une partie de son capital suite à des opérations monétaires pour défendre la valeur de la roupie. Rappelons que le capital de la Banque ne doit pas, selon les dispositions légales, être inferieur à 2 milliards de roupies.
-En 2015, un nouveau pas est franchi. Une deuxième modification à l’utilisation du Fonds de réserves spéciales est introduite pour permettre à la Banque d’y avoir recours si elle en a besoin pour mener à bien sa politique monétaire. Il est précisé que les circonstances doivent être « exceptionnelles », mais ce terme n’est pas défini dans le texte de loi. C’est au Board de décider de l’utilisation ou non des réserves spéciales. Ingénieux transfert, de la part du pouvoir politique, des responsabilités de l’opération aux Administrateurs de la Banque. Cette mention de circonstances « exceptionnelles »interpelle. Serait-ce que le recours à ces écritures comptables volatiles du Fonds de réserves spéciales cadre mal avec la gestion de la politique monétaire et la défense de la valeur de la roupie vis-à-vis des devises internationales ? Ce n’est pas au législateur de nous expliquer le pourquoi…
-Et voilà qu’en 2019, c’est la pose de la cerise sur le gâteau : une troisième possibilité de recours au Fonds de réserves spéciales est introduite. Elle se lit ainsi :
« …for repayment of central government external debt obligation, provided that this is not likely to adversely affect the efficient discharge by the Bank of its functions under this Act”.
Avec l’approbation du Board, est-il précisé, une fois encore ! C’est donc à celui-ci que revient la responsabilité de juger si les conditions sont propices ou pas pour aider le Trésor Public à faire face à ses responsabilités envers les créanciers étrangers. Ingénieuse échappatoire pour les responsables politiques : en cas de problèmes, on ne pourra pas leur reprocher d’avoir mal agi, puisque la responsabilité de l’acte de transfert du Fonds de réserves spéciales au Trésor Public ne repose pas sur leurs épaules.
Quelques éléments de réflexion
Un acte fondateur par rapport à la conduite indépendante de la politique monétaire d’un pays est celui de Gordon Brown, ministre des Finances britannique en 1997, dans le premier gouvernement de Tony Blair. Il confia à la vénérable Bank of England l’entière responsabilité des mesures à prendre pour défendre la valeur de la livre sterling, allant jusqu’à instituer un Monetary Policy Committee (MPC) pour fixer périodiquement le taux d’intérêt, tâche remplie jusque-là par le Trésor public britannique. Cette démarche de Gordon Brown suscita des réformes similaires dans un certain nombre de pays, et Maurice suivit le pas, en incluant un MPC dans la législation rénovée de la Bank of Mauritius Act en 2004. C’est dire comment la législation mauricienne s’inscrit dans la mouvance moderne d’une conduite de politique monétaire indépendante des pressions que chercheraient à exercer un ministre des Finances et ses conseillers. Le principe d’une indépendance réelle entre les politiques monétaire et fiscale d’un pays est aujourd’hui un fait internationalement reconnu, du moins dans les pays qui souscrivent aux principes du FMI (Fonds Monétaire International).
D’aucuns pourraient se demander quel type de pression une banque centrale pourrait subir de la part d’un ministre des Finances. Un exemple plausible est celui de la décision relative au niveau du taux d’intérêt de référencé, celui qui détermine les niveaux respectifs de chacun des autres taux pratiqués au sein de l’économie d’un pays. Un ministre soucieux de l’ampleur du taux de croissance pourrait faire pression sur la banque centrale et son MPC pour la fixation d’un taux faible afin de contenir le coût de l’emprunt par les entreprises et le Trésor Public lui-même. On se souviendra que, dans un passé récent, deux gouverneurs de la Banque Centrale de l’Inde ont, à quelques années d’intervalle, choisi de démissionner de leurs fonctions plutôt que d’obtempérer aux diktats de leur gouvernement. Mais là n’est pas notre propos dans le cadre de ces réflexions.
La question qui se pose dans le présent contexte est celle de savoir si la dernière modification en date de l’article 47(5) de la législation régissant le fonctionnement de la Banque Centrale est une atteinte à son indépendance. Rappelons l’opération menée récemment, soit l’utilisation de 18 milliards de roupies des réserves spéciales de la banque centrale pour que le Trésor public puisse honorer ses engagements vis-à-vis de ses créanciers .Cette opération a résulté en une réduction du même ordre, soit 18 milliards, du capital de la Banque Centrale.
En termes clairs et profanes, quel est le message que transmets la réduction du capital d’une entreprise ? Ce message est que sa capacité d’action et ses moyens opérationnels sont affectés et amoindris. Il en est de même pour la banque centrale. Sa direction nous assure que la décision a été prise en pleine connaissance de cause, indiquant ainsi qu’elle pouvait se permettre ce …geste envers le Trésor Public. Tant mieux.
Mais, comme l’autorise l’article 47(5) tel que récemment amendé, comment un nouvel appel de fonds du Trésor Public aux administrateurs de la Banque Centrale sera-t-il considéré si cela arrive à un moment où celle-ci a besoin d’un maximum de ressources pour défendre la valeur de la roupie ? La fidélité à sa mission de politique monétaire exigera que la banque centrale ne cède pas le pas aux directives des responsables de la politique fiscale. D’ailleurs, les administrateurs de la Banque seront en mesure d’invoquer le texte de l’article 47(5), lequel établit un ordre de priorité pour l’utilisation des réserves spéciales, notamment
- en premier lieu, l’augmentation du capital, si cela s’avère nécessaire,
-puis pour la conduite de la politique monétaire et,
-en dernier lieu, pour la contribution au remboursement de la dette publique.
Ce sera l’heure de vérité par rapport à l’exercice de son indépendance vis-à-vis du pouvoir, en matière de conduite de politique monétaire.
Somme toute, quel ironique paradoxe que celui de l’utilisation du fonds de réserves spéciales, tantôt pour renflouer le capital de la Banque, tantôt pour renflouer celui du Trésor Public ! La bonne à tout faire !
Soulignons, pour terminer, une contradiction apparente entre la nature du Fonds de réserves spéciales et l’utilisation permise par la loi régissant la banque centrale. En effet, un Fonds qui existe pour répondre aux conséquences de la volatilité des investissements peut, selon les dispositions légales, être converti en capital de la banque, soit en un poste éminemment permanent. Et depuis 2019, ce Fonds peut même être réduit à la demande des autorités fiscales. Il faut savoir jusqu’où on peut aller trop loin.
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